© Marc Riboud
Quel défi abracadabrant celui de projeter la métamorphose de l'Ancienne Poste de Cergy-Pontoise en un berceau de l'intime ! Sans talent, ce ne serait qu'une simple chimère née un jour pluvieux. Sans persévérance, un dessein impossible à concrétiser. Ces deux qualités essentielles, le tandem Sylvie Hugues et Mathilde Terraube les possède ; et c'est sans nul doute ce qui fait que cette sixième édition du Festival du Regard nous offre l'un des plus beaux spectacles photographiques sur l'infiniment profond : l'intime.
"Comment se dévoiler sans aller trop loin ? Comment faire de sa propre personne un personnage « extérieur » ? Comment éviter le piège de l’autocongratulation ou de l’autoflagellation ? Comment trouver la bonne distance quand on est à la fois l’auteur et l’acteur, le sujet et l’objet ? Mais surtout comment mêler fiction et réalité dans ce qui est à la fois une création artistique et un témoignage documentaire ?" Autant de questionnements que les deux directrices artistiques n'ont eu de cesse de garder à l'esprit pour réaliser la programmation de cette édition où l'extravagance rime avec la fragilité, où la tendresse sourit à l'humour. Et où l'intime, enfin, se mue parfois en une autofiction en images.
Est-il vraiment nécessaire de lever ici le voile sur les choix photographiques du festival qui nous sont donnés à regarder ? Un voyage émotionnel dans l'intimité de l'autre reste si personnel... En écrivant ces mots, ceux de Catherine Chaine, écrits tout autour de tirages "enveloppés", me reviennent : "J'étais en état de choc et, pleine de rage et de chagrin, je me sentais incapable d'être une 'bonne" mère. Il me fallait du temps et de l'aide pour essayer de le devenir, et c'était exactement ce que me donnait la pouponnière." L'épouse de Marc Riboud raconte ainsi les premiers jours de sa condition de mère d'une enfant handicapée, Clémence, qu'elle a eue avec le photographe. À l'origine de l'exposition, un livre paru en 2004, J'aime avoir peur avec toi, dont la résonance entre des extraits de l'ouvrage et les images inattendues de Marc Riboud bouscule l'esprit, naviguant entre souffrance et amour.
Un pas de côté et me voilà happé par un univers lait-fraise osant contre-attaquer l'Empire photographique de Cédric Delsaux, exposé sur ces mêmes murs lors de l'édition précédente du festival. Ces images à l'esthétique particulièrement léchée, façon côte échine crue servie nature sans bâtonnet, et aux ambiances disjonctées d'un quotidien réinvesti sans compromis sont celles d'une Canadienne. Kourtney Roy. Décidément, dans cet espace qui ne se prêtait pas initialement à la rêverie, on s'ancre clairement dans une écriture cinématographique ; à ceci près que la fiction met cette fois en scène sa génitrice. Enter as fiction nous plonge au cœur d'une extraordinaire civilisation insondable, soi-disant disparue, aux mœurs tantôt décalés tantôt doucement pathétiques, toujours teintés de fantasme et de grandiosité. C'est un fait : la grenadine coule à flots. C'est une posture : le postiche ne nuit décidément pas, ou si peu, à la santé mentale de celui qui le "porte".
Vous auriez également tort de passer à côté des piquantes et succulentes cartes de vœux de la famille Doisneau, trônant non loin des images extraites du Sentimental journey de Nobuyoshi Araki, loin de la retenue que l'on croyait connaître de l'esprit nippon bien rangé - les Japonais s'en sont également offusqués dès les années 70, rassurez-vous. J'en oublierais presque l'écrasante empreinte d'Alberto García-Alix mise en lumière dans un espace isolé, tamisé, balisé. Impossible d'en sortir serein. Le titre de l'exposition, De donde no se vuelve (d'où l'on ne revient pas), ne mentait pas. "La photographie a en elle-même quelque chose d'infernal ; je veux dire : d'où l'on ne revient pas. En lui tenant la main, nous passons de l'autre côté de la vie. Et là, piégés dans son monde d'ombres et de lumières, n'étant que présence, nous vivons aussi. Immuable. Nos peines oubliées, nos péchés rachetés. Enfin apprivoisé ; figé. De l'autre côté de la vie. D'où il n'y a pas de retour", écrit le photographe espagnol. Un bain, voilà ce qu'il me faudrait en sortant de cette expérience visuelle d'une si forte intensité. Tel un rêve éveillé, je plonge dans les images de Patrick Taberna. Lenteur visuelle aussi brusque qu'imprévisible. De battre mon cœur ne s'est jamais arrêté ; mais son rythme a changé, et ce voyage personnel, en couleurs délicates, auquel le photographe nous invite questionne le couple, le rapport du père à l'enfant, le tout au fil d'un temps qui pourrait s'oublier sans la trace de quelques images.
Je devrais sans doute vous parler de bien d'autres travaux exposés - étonnante cette fortuite analogie entre travail et intime - dans le cadre de cette sixième édition du Festival du Regard. Je pense notamment à Jen Davis, Marilia Destot ou encore Franck Landron - ne vérifiez pas, la liste n'est pas exhaustive, la faute à une programmation tellement riche. Mais que resterait-il de l'intime si tout se dévoilait en quelques lignes.
Pour bien des Parisiens, Cergy-Pontoise reste le bout du monde. Pour d'autres, comme moi, banlieusard du Sud, ce serait alors à quelques pas de plus, juste assez pour tomber à la renverse ; de donde no se vuelve, ajouterait Alberto. Ayant rapidement perdu l'équilibre après avoir pénétré dans une Ancienne Poste réinventée, je ne peux que leur donner raison. Ce fut un nouveau voyage, cette fois intra-ordinaire. Dans tous les cas, prenez garde : à trop flirter avec l'intimité des autres, vous risquez de mieux vous connaître.
Festival du Regard
6e édition
Ancienne Poste de Cergy-Pontoise
du 1er octobre au 21 novembre 2021
www.festivalduregard.fr
"Comment se dévoiler sans aller trop loin ? Comment faire de sa propre personne un personnage « extérieur » ? Comment éviter le piège de l’autocongratulation ou de l’autoflagellation ? Comment trouver la bonne distance quand on est à la fois l’auteur et l’acteur, le sujet et l’objet ? Mais surtout comment mêler fiction et réalité dans ce qui est à la fois une création artistique et un témoignage documentaire ?" Autant de questionnements que les deux directrices artistiques n'ont eu de cesse de garder à l'esprit pour réaliser la programmation de cette édition où l'extravagance rime avec la fragilité, où la tendresse sourit à l'humour. Et où l'intime, enfin, se mue parfois en une autofiction en images.
Est-il vraiment nécessaire de lever ici le voile sur les choix photographiques du festival qui nous sont donnés à regarder ? Un voyage émotionnel dans l'intimité de l'autre reste si personnel... En écrivant ces mots, ceux de Catherine Chaine, écrits tout autour de tirages "enveloppés", me reviennent : "J'étais en état de choc et, pleine de rage et de chagrin, je me sentais incapable d'être une 'bonne" mère. Il me fallait du temps et de l'aide pour essayer de le devenir, et c'était exactement ce que me donnait la pouponnière." L'épouse de Marc Riboud raconte ainsi les premiers jours de sa condition de mère d'une enfant handicapée, Clémence, qu'elle a eue avec le photographe. À l'origine de l'exposition, un livre paru en 2004, J'aime avoir peur avec toi, dont la résonance entre des extraits de l'ouvrage et les images inattendues de Marc Riboud bouscule l'esprit, naviguant entre souffrance et amour.
Un pas de côté et me voilà happé par un univers lait-fraise osant contre-attaquer l'Empire photographique de Cédric Delsaux, exposé sur ces mêmes murs lors de l'édition précédente du festival. Ces images à l'esthétique particulièrement léchée, façon côte échine crue servie nature sans bâtonnet, et aux ambiances disjonctées d'un quotidien réinvesti sans compromis sont celles d'une Canadienne. Kourtney Roy. Décidément, dans cet espace qui ne se prêtait pas initialement à la rêverie, on s'ancre clairement dans une écriture cinématographique ; à ceci près que la fiction met cette fois en scène sa génitrice. Enter as fiction nous plonge au cœur d'une extraordinaire civilisation insondable, soi-disant disparue, aux mœurs tantôt décalés tantôt doucement pathétiques, toujours teintés de fantasme et de grandiosité. C'est un fait : la grenadine coule à flots. C'est une posture : le postiche ne nuit décidément pas, ou si peu, à la santé mentale de celui qui le "porte".
Vous auriez également tort de passer à côté des piquantes et succulentes cartes de vœux de la famille Doisneau, trônant non loin des images extraites du Sentimental journey de Nobuyoshi Araki, loin de la retenue que l'on croyait connaître de l'esprit nippon bien rangé - les Japonais s'en sont également offusqués dès les années 70, rassurez-vous. J'en oublierais presque l'écrasante empreinte d'Alberto García-Alix mise en lumière dans un espace isolé, tamisé, balisé. Impossible d'en sortir serein. Le titre de l'exposition, De donde no se vuelve (d'où l'on ne revient pas), ne mentait pas. "La photographie a en elle-même quelque chose d'infernal ; je veux dire : d'où l'on ne revient pas. En lui tenant la main, nous passons de l'autre côté de la vie. Et là, piégés dans son monde d'ombres et de lumières, n'étant que présence, nous vivons aussi. Immuable. Nos peines oubliées, nos péchés rachetés. Enfin apprivoisé ; figé. De l'autre côté de la vie. D'où il n'y a pas de retour", écrit le photographe espagnol. Un bain, voilà ce qu'il me faudrait en sortant de cette expérience visuelle d'une si forte intensité. Tel un rêve éveillé, je plonge dans les images de Patrick Taberna. Lenteur visuelle aussi brusque qu'imprévisible. De battre mon cœur ne s'est jamais arrêté ; mais son rythme a changé, et ce voyage personnel, en couleurs délicates, auquel le photographe nous invite questionne le couple, le rapport du père à l'enfant, le tout au fil d'un temps qui pourrait s'oublier sans la trace de quelques images.
Je devrais sans doute vous parler de bien d'autres travaux exposés - étonnante cette fortuite analogie entre travail et intime - dans le cadre de cette sixième édition du Festival du Regard. Je pense notamment à Jen Davis, Marilia Destot ou encore Franck Landron - ne vérifiez pas, la liste n'est pas exhaustive, la faute à une programmation tellement riche. Mais que resterait-il de l'intime si tout se dévoilait en quelques lignes.
Pour bien des Parisiens, Cergy-Pontoise reste le bout du monde. Pour d'autres, comme moi, banlieusard du Sud, ce serait alors à quelques pas de plus, juste assez pour tomber à la renverse ; de donde no se vuelve, ajouterait Alberto. Ayant rapidement perdu l'équilibre après avoir pénétré dans une Ancienne Poste réinventée, je ne peux que leur donner raison. Ce fut un nouveau voyage, cette fois intra-ordinaire. Dans tous les cas, prenez garde : à trop flirter avec l'intimité des autres, vous risquez de mieux vous connaître.
Festival du Regard
6e édition
Ancienne Poste de Cergy-Pontoise
du 1er octobre au 21 novembre 2021
www.festivalduregard.fr
Catherine Chaine et Marc Riboud au Festival du Regard 2021
Kourtney Roy
© Kourtney Roy
Kourtney Roy au Festival du Regard 2021
© Kourtney Roy
Kourtney Roy au Festival du Regard 2021
Robert Doisneau
© Robert Doisneau
Robert Doisneau au Festival du Regard 2021
Nobuyoshi Araki
© Nobuyoshi Araki
Nobuyoshi Araki au Festival du Regard 2021 (sur les murs : Ralph Eugene Meatyard)
Alberto García-Alix
© Alberto García-Alix
© Alberto García-Alix
Alberto García-Alix au Festival du Regard 2021
Patrick Taberna
© Patrick Taberna
Patrick Taberna au Festival du Regard 2021